Dollar : la chute d’un monopole historique ?
Cet article propose une analyse économique et géopolitique de l’érosion récente du dollar sur les marchés internationaux, dans un contexte marqué par les incertitudes engendrées par la politique économique de Donald Trump et le renforcement des stratégies de dédollarisation menées par les BRICS.
Cette évolution du rôle du dollar illustre les recompositions en cours de la gouvernance financière mondiale et interroge la stabilité d’un ordre monétaire longtemps structuré autour de la devise américaine.
Elle constitue un cas d’école mobilisable dans les enseignements d’économie, pour les filières STMG, BTS tertiaires et classes préparatoires économiques et commerciales.
En 1976, l’économiste Charles Kindleberger déclarait : « C’en est fini du dollar comme monnaie internationale. » Or, 50 ans plus tard, et malgré la fin des accords de Bretton Woods en 1971, c’est bien le billet vert qui trône toujours au sommet du système économique mondial… même si cette domination montre aujourd’hui des signes d’usure.
Ainsi, entre 1ʳᵉ mars 2024 (début de période) et 30 juin 2025, l’indice DXY (Dollar Index) a reculé d’environ 8,7 %, atteignant à la clôture mensuelle juin 2025 un niveau proche de 96,9 points, une valeur que l’on n’avait plus observée depuis 2021.
1. Les causes fondamentales du recul du dollar
🪙 Endettement public et défi budgétaire
Pour commencer, le solde des comptes publics américains est aujourd’hui préoccupant : à la date du 23 juin 2025, la dette publique américaine était estimée à 36,2 trillions de dollars. Cette dette, supérieure à « plus de 120 % du PIB », fait craindre une perte de crédibilité de la gouvernance budgétaire. Le gouvernement fédéral des États-Unis est entré en « arrêt partiel » (« shutdown ») depuis le 1ᵉʳ octobre 2025, faute d’adoption d’une résolution de financement. Cette impasse a entraîné le retrait d’environ 750 000 agents fédéraux et le non-paiement de milliers d’autres. Au-delà de ces montants, des effets durables sont anticipés : le PIB du quatrième trimestre 2025 pourrait être réduit de 1 à 2 points de pourcentage, même après la reprise.
Parallèlement, selon le Congressional Budget Office (CBO), le déficit fédéral pour l’exercice 2025 a été estimé à 1,865 trillion de dollars, soit ≈ 6,2 % du PIB (annoncé le 17 janvier 2025).
Cette double détérioration budgétaire et de la dette souligne la pertinence de la « théorie des déficits jumeaux » : déficits budgétaires persistants + déficit extérieur = pression à la dépréciation du dollar.
🪙 Remise en cause du statut de monnaie de réserve
En outre, la part du dollar dans les réserves officielles mondiales (selon la base Currency Composition of Official Foreign Exchange Reserves (COFER) du Fonds monétaire international) était d’environ 57,8 % à la fin de 2024 (mi-2025). Cette part s’élevait à 71 % en 2000 et sa baisse indique que la domination du dollar s’affaiblit progressivement.
🪙 Offre de titres et demande mondiale
Les émissions de Bons du Trésor américains reste massifs, et si la demande internationale venait à décliner, la pression sur la devise se ferait sentir. Les détentions étrangères de titres américains (les principaux détenteurs étant le Japon, la Chine et le Royaume-Uni) s’élèvent à plusieurs milliers de milliards de dollars. Ce flux de capital est une des assises de la domination du dollar, mais il repose sur une confiance continue.
🪙 Bitcoin, désintermédiation monétaire et défi au monopole du dollar
Certains économistes, comme Nic Carter et Alex Gladstein, considèrent le Bitcoin comme une alternative décentralisée au système monétaire mondial dominé par le dollar. Contrairement aux devises traditionnelles, le Bitcoin n’est contrôlé par aucun État ni banque centrale : son émission est limitée et sa gestion repose sur la blockchain.
Pour l’instant, son usage reste très marginal, mais il illustre une tendance plus large : si la confiance dans les monnaies classiques (USD, euro…) venait à diminuer, les acteurs privés pourraient chercher à diversifier leurs réserves ou leurs transactions vers des actifs numériques.
Par ailleurs, les pays membres du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), pour réduire leur dépendance au dollar, cherchent à utiliser de plus en plus leurs monnaies nationales dans les échanges intragroupe. Une part croissante du commerce intra-BRICS se fait déjà en devises locales. Pour ce faire, ils développent des infrastructures financières alternatives : par exemple, BRICS Pay, un système de messagerie de paiement décentralisée permettant des règlements en monnaies locales, sans passer systématiquement par le dollar et l’incontournable réseau Swift. Certains analystes soulignent aussi la volonté des BRICS de créer des institutions financières propres, comme le New Development Bank (NDB), pour renforcer leur autonomie économique et « concurrencer » la Banque mondiale.
Avec les BRICS et les cryptomonnaies, une nouvelle gouvernance financière mondiale émerge, moins dépendante du dollar et des institutions occidentales. Ensemble, ces dynamiques ouvrent la voie à un système monétaire plus multipolaire et décentralisé.
2. Les conséquences économiques d’une « chute » du dollar
🪙 Pour les États-Unis
Un dollar plus faible rend les exportations américaines plus compétitives sur les marchés internationaux, ce qui stimule les ventes à l’étranger et améliore la compétitivité des industries exportatrices.
Cependant, les importations deviennent plus coûteuses, ce qui renchérit les biens importés (électronique, voitures, matières premières) et peut réduire le pouvoir d’achat des consommateurs. Cette situation pèse aussi sur le déficit commercial, déjà le plus important au monde, et peut accentuer l’inflation sur certains produits importés.
🪙 Pour les pays endettés en dollars
La dépréciation du dollar est favorable aux pays dont la dette extérieure est libellée en USD. En effet, ils ont besoin de moins de monnaie locale pour rembourser les mêmes montants en dollars. Cela peut soulager la pression budgétaire et permettre un financement plus soutenable de projets publics ou une réduction de la dette à long terme.
Cependant, ces pays restent exposés aux volatilités des marchés de change si la tendance se renverse rapidement.
🪙 Pour les pays européens
Un euro plus fort face au dollar réduit la compétitivité-prix des exportations européennes, qui deviennent plus chères pour les clients utilisant le dollar. Les entreprises européennes peuvent être contraintes de réduire leurs marges ou de délocaliser certaines productions aux États-Unis pour maintenir leur compétitivité. À moyen terme, cela peut aussi influencer la balance commerciale européenne et accentuer la pression sur certains secteurs industriels.
🪙 Pour les consommateurs mondiaux
La baisse du dollar entraîne généralement une diminution du prix des matières premières libellées en USD, notamment le pétrole et le gaz. Cela peut se traduire par une réduction des coûts énergétiques et donc un gain de pouvoir d’achat pour les consommateurs.
Par ailleurs, des biens importés depuis des pays utilisant le dollar peuvent aussi devenir moins chers. Cependant, l’effet dépend de la structure des échanges commerciaux locaux et des politiques fiscales.
🪙 L’or reprend le pouvoir
La dynamique actuelle autour de l’or prend une résonance historique assez saisissante : avec la fin des accords de Bretton Woods en 1971, le dollar a été détaché de l’or, marquant la fin d’un système monétaire international fondé sur la convertibilité de la monnaie en métal précieux.
Pourtant, un demi-siècle plus tard, l’or semble retrouver un rôle central, non plus institutionnalisé dans un cadre étatique, mais recréé « naturellement » via le marché.
Cette reconstitution spontanée se manifeste à travers des chiffres impressionnants : au troisième trimestre 2025, la demande mondiale d’or a atteint 1 313 tonnes. Les banques centrales, quant à elles, ont accumulé 220 tonnes nettes au cours du dernier trimestre, ce qui porte leurs achats cumulés à 634 tonnes sur l’année.
Sur le plan des cours, l’or a de nouveau pulvérisé des records : il a atteint un plus haut historique à plus de 4 000 USD l’once, franchissant pour la première fois ce seuil symbolique en 2025 (pic à plus de 4 379,13 USD l’once en octobre 2025).
Ainsi, loin d’être un simple vestige du passé, l’or renoue aujourd’hui avec sa fonction stabilisatrice et refuge. Ce retour massif peut être interprété comme une “recombinaison” du système monétaire : face aux faiblesses de l’étalon dollar, le métal jaune tire parti de son aura historique et de sa neutralité pour redevenir un pilier de confiance dans un monde instable.
🪙 Autres conséquences à considérer
• un dollar faible peut pousser les investisseurs étrangers vers d’autres monnaies ou actifs considérés comme plus stables, influençant les marchés financiers et les taux d’intérêt internationaux.
• un dollar faible rend les voyages aux États-Unis moins chers pour les étrangers, stimulant le secteur touristique américain, mais cela peut rendre les voyages à l’étranger plus coûteux pour les Américains.
• certaines banques centrales pourraient ajuster leurs réserves de change pour diversifier leur exposition au dollar, influençant la demande globale pour la devise et sa valeur future.
3. Michel Aglietta (1938–2025) : la monnaie comme institution politique
Comme l’avait analysé le grand économiste français Michel Aglietta, la monnaie ne se limite pas à une fonction d’échange : elle incarne une « institution sociale » fondée sur la confiance collective et sur l’architecture des rapports de pouvoir mondiaux.
Dans ses nombreux travaux, Aglietta considérait le dollar non seulement comme instrument économique (moyen de paiement, unité de compte, réserve), mais surtout comme la matérialisation d’un ordre politico-institutionnel dans lequel les États-Unis jouent le rôle de garant.
Autrement dit, la solidité du billet vert dépend autant de la configuration structurelle du capitalisme global que des seuls fondamentaux macroéconomiques des États-Unis : légitimité politique, cohérence des politiques macro-financières et capacité à imposer des règles internationales de paiement et de règlement.
En ce sens, la dépréciation du billet vert entre mars 2024 et juin 2025 ne relève pas simplement d’un ajustement conjoncturel : elle peut être interprétée comme le symptôme d’une érosion progressive de la confiance institutionnelle donc d’une crise de légitimité plus qu’une crise de liquidité.
4. Barry Eichengreen : inerties structurelles et transition graduelle
Pour appréhender pourquoi la suprématie du dollar ne vacille pas immédiatement, nous pouvons nous tourner vers les travaux de l’économiste américain Barry Eichengreen. Il y rappelle que la domination d’une monnaie dépend largement d’effets de réseau puissants : infrastructures de marché, contrats libellés en dollars, systèmes de paiement standardisés rendent toute substitution lente et coûteuse.
Ainsi, malgré les tendances à la diversification des réserves ou à l’usage croissant du renminbi, le dollar conserve encore des positions dominantes (≈ 58 % des réserves fin 2024). Eichengreen montre également que la menace de sanctions américaines incite à rechercher des alternatives, mais que les coûts d’abandon restent dissuasifs, c’est pourquoi les États (y compris les BRICS+) hésitent à rompre brutalement avec le système.
5. Le “privilège exorbitant” des États-Unis : un avantage à plusieurs étages
Ce « privilège exorbitant », expression que l’on doit à Valéry Giscard d’Estaing, confère aux États-Unis des bénéfices économiques, financiers et géopolitiques considérables.
🪙 Financement extérieur facilité
Le fait que le dollar soit une monnaie de réserve mondiale attire une demande globale pour les titres américains, ce qui contribue à abaisser leurs rendements et donc le coût du financement pour Washington. À la fin de 2024, la part du dollar dans les réserves officielles était d’environ 57,8 %, ce qui correspond à des encours en dollars très élevés. Ce niveau de demande internationale crée une profondeur de marché et une liquidité dont peu de monnaies peuvent se targuer.
🪙 Capacité à s’endetter dans sa propre monnaie
La dette américaine atteignait environ 36,2 trillions de dollars au 23 juin 2025. Pourtant, les États-Unis peuvent s’endetter dans leur propre monnaie, le dollar, ce qui réduit le risque de défaut externe imminent. Le Congressional Budget Office (CBO) estimait pour 2025 un déficit de 1,865 trillion de dollars, soit environ 6,2 % du PIB (prévision publiée le 17 janvier 2025). Cette flexibilité financière tient à un privilège rare : Washington peut compter sur le rôle stabilisateur de la Réserve fédérale (Fed), qui peut injecter de la liquidité en rachetant des bons du Trésor sur le marché secondaire.
Ce mécanisme, souvent associé à la fameuse « planche à billets », ne constitue pas un financement direct de l’État fédéral. Ses achats massifs de titres publics pendant les périodes de crise (notamment entre 2020 et 2021, au plus fort du quantitative easing) ont représenté jusqu’à 22 % de la dette américaine. En mai 2025, la Fed détenait encore environ 4 750 milliards $ de Treasuries, soit près de 13 % du total (Source FED).
Mais, comme le rappelaient Michel Aglietta et Barry Eichengreen, cette capacité n’est pas illimitée : elle repose entièrement sur la confiance mondiale dans le dollar et sur le maintien de son rôle central dans les paiements et les réserves internationales. Si cette confiance s’érode, la planche à billets perdrait sa magie.
🪙 Revenus de « seigneuriage » et externalités positives
La détention de billets et d’actifs libellés en dollars par des agents étrangers génère une sorte de « crédit gratuit » pour les États-Unis. Même si le chiffre exact des « revenus de seigneuriage » n’apparaît pas encore dans les comptes publics avec précision, les estimations de la Réserve fédérale américaine indiquent que plus de 50 % des billets en circulation étaient détenus à l’étranger (données estimées 2024–2025). Ce mécanisme apporte une rente silencieuse à l’économie américaine.
Il est toutefois nécessaire de rappeler que ce « crédit gratuit » repose sur la confiance mondiale dans le dollar. Si celle-ci s’effritait (par exemple, si la Chine, les pays du Golfe ou l’Union européenne décidaient de réduire drastiquement leurs réserves en dollars), alors les États-Unis devraient augmenter les taux d’intérêt pour attirer les capitaux, et le coût de leur dette exploserait.
🪙 Pouvoir géopolitique et levier financier
La centralité du système de paiement en dollars permet aux États-Unis d’exercer un contrôle géopolitique majeur. Par exemple, beaucoup de transactions internationales (pétrole, matières premières, prêts interbancaires) sont facturées en dollars, et les États-Unis peuvent ainsi exercer une influence géopolitique et économique (sanctions financières, contrôle du système bancaire international).
Toutefois, comme le signale Eichengreen, cet usage suscite des tentatives de contournement, ce qui pourrait réduire la portée du privilège sur le long terme. Par exemple, le CIPS, système chinois de paiements transfrontaliers en renminbi, est une alternative partielle à SWIFT. Il permet à certaines banques d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie de réduire leur dépendance au dollar, mais il reste encore très marginal face à l’infrastructure dominante.
🪙 Facturation internationale des matières premières
Le fait que la majorité des transactions internationales de matières premières (notamment pétrole, gaz, métaux) soient libellées en dollars crée une demande structurelle pour cette devise. Même pour des pays ou entreprises qui n’ont pas d’intérêt géopolitique dans l’USD, elles doivent souvent le détenir pour payer ces importations, renforçant ainsi la position du dollar.
🪙 Stablecoins : la face numérique du dollar
Parallèlement, l’essor rapide des stablecoins indexés sur le dollar constitue un phénomène ambivalent pour la place internationale de la devise américaine. En 2025, leur capitalisation a dépassé les 300 milliards de dollars, et certaines projections anticipent un marché proche de 2 000 milliards d’ici 2028, alimentant mécaniquement une demande structurelle de dollars et de bons du Trésor destinés à garantir ces actifs numériques. Cette « demande digitale » renforce ainsi, au moins temporairement, le rôle global du dollar en étendant son influence au cœur des infrastructures financières décentralisées.
Toutefois, dans la lignée des analyses de Barry Eichengreen sur les cycles de domination monétaire, cette dynamique reste fragile : un retournement de confiance ou un choc réglementaire pourrait rapidement transformer ce moteur de demande en facteur d’instabilité systémique, à l’image d’une nouvelle forme de crise de liquidité.
En définitive, le privilège exorbitant confère aux États-Unis des avantages profonds : accès au crédit à moindre coût, flexibilité budgétaire extraordinaire, influence géopolitique active et stabilité financière pour leurs entreprises. Toutefois, comme l’a rappelé Michel Aglietta, une « monnaie n’existe que tant que persiste la confiance collective » ; et comme Barry Eichengreen l’a observé, le changement de paradigme monétaire ne se fait jamais du jour au lendemain.
Le dollar reste l’“armure” de la souveraineté américaine, assurant aux États-Unis des avantages économiques et géopolitiques uniques. Les autorités américaines observent avec vigilance toute remise en cause de sa suprématie, et leur influence sur le système financier mondial reste considérable. Dans un discours à The Economic Club of New York le 5 septembre 2024, Trump avertit : “If we lose the global reserve currency of the dollar, we will turn into a Third World country, and we can’t let it happen” (« Si nous perdons le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale, nous deviendrons un pays du tiers monde, et nous ne pouvons pas laisser cela se produire. »).
Donald Trump l’a rappelé à plusieurs reprises, tout pays qui soutiendrait un remplacement du dollar pourrait faire face à des mesures économiques sévères, telles que des droits de douane élevés, reflétant la vigilance des États-Unis sur leur monnaie. Si certains pays émergents et l’Union européenne souhaitent diversifier leurs moyens de paiement internationaux, ils devront le faire progressivement, car le privilège exorbitant du dollar repose sur des décennies d’inertie financière et sur un système géopolitique consolidé difficile à remettre en cause.
M. E.
En complément, vous pourrez visionner cette vidéo publiée sur Xerfi Canal. Elle permet notamment d’observer le parcours du dollar par rapport aux autres grandes devises internationales.